Il est rare que je m'adresse à toi aussi directement.
Aujourd'hui je vais le faire pour te parler de ce
qui survient dans ma vie et des répercussions que cela va avoir sur les mots que je couche ici depuis des années.
Quelques-uns le savent, je vis depuis plus de trois
ans avec ClaireObscure une histoire d'amour passionnée et
passionnelle. L'homme dont il est question dans son blog est moi, tout
comme elle est la femme dont il est question dans la quasi-totalité de mes
textes depuis trois ans.
Au fil des années, notre couple (illégitime de mon
coté) est passé par différentes phases, depuis l'évidence et la
certitude jusqu'aux doutes et aux interrogations. Lors des deux premières
années elle fut immensément patiente et confiante, puis de guerre lasse tenta de se construire une vie dans laquelle je garderais une place tout en lui
permettant de ne plus m'attendre, une vie où s'épanouir en tant que femme. Ce fut à cette
période que mon cerveau accepta mais que mon coeur se fendit, s'ouvrant dans la douleur à l'amour immense que j'avais pour elle et assumant enfin les décisions à prendre. Mais la façon dont cet amour s'exprima fut une lame dans sa chair et notre histoire connaît aujourd'hui, pour la première fois, la crainte et le chaos.
Nous naviguons à présent dans une terra incognita sans
topographie ni boussole, avec Nous comme un phare et deux seules certitudes : je suis son Amour et elle est le mien.
Pourtant nos chemins se tracent au jour le joursans savoir quand -ou même si- ils sauront se rejoindre. Les siens sont complexes, infiniment, et tout est à réinventer.
Alors aujourd'hui je me devais de faire un choix :
je pouvais confier à ces pages mes états d'âme, mes souffrances et mes espérances avec le risque d'instrumentaliser cet espace public et de m'en servir
pour passer des messages adressés à elle seule.
Je pouvais aussi décider d'éviter soigneusement ce
sujet qui est pourtant au coeur de mes pensées, et ainsi trahir la vocation
autobiographique de ce blog et l'appauvrir.
C'est pourquoi j'ai finalement choisi de mettre "Memorandhomme" en sommeil le temps que l'intimité fasse son oeuvre, d'elle à moi et de moi à elle.
Alors peut-être seulement, reviendra le temps de la parole publique.
D'ici là je te remercie de ta compréhension, je te remercie de m'avoir lu avec constance et, souvent, avec sensibilité et intelligence. J'espère que tu seras là le moment (re)venu.
Je te souhaite bonne route, je vais cheminer un temps dans le silence des mots et dans la vie.
Alors comme ça Bashung t'es mort ? Ca alors... A 61 piges. Je crois que c'est encore ça qui m'a le plus surpris. Parce que tu vois, à force de t'avoir toujours connu, à force d'avoir toujours une de tes chansons à chaque époque de ma vie, j'avais fini par penser que tu n'avais pas d'âge, que t'étais éternel. C'est con de mourir à 61 ans. Tu vois, un de mes premiers souvenirs de musique à la télé c'est "Gaby", à l'époque où on te présentait encore comme un chanteur Alsacien. A l'époque où personne pigeait que dalle aux paroles de Boris Bergman. Je me souviens très bien de la première fois que j'ai entendu "Vertige de l'amour" à la radio. Mon légionnaire attend qu'on l'shunte / Et la tranchée vient d'être repeinte... Et je me souviens que plus tard, j'avais une cassette où j'écoutais en boucle "Qu'est-ce tu fais / mais tu tapines Hambourg - Pas du tout c'est l'arrivée du tour" - Grand moment de surréalisme, l'écriture automatique appliquée à la chanson. André Breton aurait adoré. J'ai pas aimé la période avec Gainsbourg et j'ai sauté directement à "Fantaisie Militaire", la photo de pochette avec ton visage entouré de nénuphars d'eau. Entre-temps il y avait eu "Osez Joséphine", quand même, le clip où tu jouais de la guitare dos à dos avec Edith Fanbuena, mais surtout, surtout, il y a eu "Madame Rêve", une des plus belles chansons françaises ever... Mais "La Nuit je mens"... Ah ce clip ! Cette fenêtre crade, ces moments d'humanité glauque, ces filles à la dérive et ces hommes de guingois. J'aurais passé des heures à cette fenêtre. La nuit, je mens, et effrontément... Et puis "Aucun Express", quelle chanson... A te tirer des larmes de tristesse et de bonheur à la fois ! J'ai longé ton corps, épousé ses méandres, je me suis emporté, transporté, par-delà les abysses, par dessus les vergers... Je t'ai vu une fois en concert, une seule. C'était la Tournée des Grands Espaces. A Bercy tu avais eu cette sortie magnifique, sur le dernier morceau la grande porte au fond de la scène s'était ouverte et tu étais sorti directement dehors, dans la nuit, il y avait ton manteau qui claquait dans le vent et je ne sais plus si c'est un effet de mon imagination mais je crois bien qu'il neigeait... Comme je connaissais Emilie Simon qui faisait la première partie, j'étais allé backstage. J'avais parlé de romans fantastiques avec Mathias Malzieu et puis à un moment on était montés dans ta loge. Personne ne mouftait, tu trônais comme une sorte de parrain fatigué dans un grand canapé, il y avait ta femme qui aurait bouffé toute crue toute minette qui se serait approchée à moins de deux mètres, et de temps en temps tu demandais d'une voix douce et presque timide si tu avais été bien, si ça nous avait plu... Et puis récemment je t'ai vu, sans ta grande chevelure, sans tes sourcils, mais toujours avec la même voix, je t'ai vu soulever difficilement ta Victoire de la Musique et tout à l'heure j'ai su que tu étais mort. Et ça m'a fait tout drôle, tu sais ? Alors après toutes ces chansons, tous ces souvenirs, toutes ces émotions, l'image que je vais garder de toi, c'est celle-ci. Ta silhouette en longue veste de cuir, tournant le dos lentement et partant vers le fond de la scène, vers une porte ouverte sur la nuit, dans le vent froid et une neige qui, peut-être n'a jamais existé. Et un express qui, cette fois-ci j'en suis sûr, t'a emmené vers la félicité.
Elle était arrivée un peu en
avance. Elle a remarqué que j’avais maigri.
Dans le restaurant aux baies
vitrées tamisées de persiennes, nous avons commandé. Un poulet thaï
au lait de coco pour elle, un poisson au gingembre cuit dans une feuille de bananier
pour moi.
A la table de gauche un sosie
de Christine Okrent parlait portefeuille de clientèle avec un ersatz de
Claire Chazal. A la table de droite un groupe de filles en
tailleurs discutait marketing et positionnement. Le tout bruissait comme une
fourmilière polie.
La jeune femme en face de moi
m’a raconté comment, la veille, elle avait été attachée, fessée, puis fouettée.
Je lui ai demandé si elle avait des marques, elle m’a dit que oui, dans le dos.
Je lui ai demandé si elle avait aimé ça, elle m’a répondu que oui. Amusée, elle
m’a expliqué qu’elle avait fini par avoir mal à la mâchoire à cause d’une
position curieuse prise lors d’une fellation.
Elle m’a demandé comment j’allais depuis la dernière fois que nous nous étions vus.
Je lui ai raconté l'inéluctable et absolue certitude pour celle que j'aime depuis trois ans. L’excavation des évidences enfouies sous les mauvaises raisons. La
force du lien indénouable. Je lui ai raconté le dépouillement des
faux-semblants, la décision de vivre enfin. Quoi qu'il advienne.
Je lui ai demandé si son
poulet n’était pas bon, elle m’a dit qu’elle n’avait pas très faim.
Une larme a coulé lentement.
Elle est tombée sur la nappe
blanche, bientôt suivie de deux autres qui sinuèrent le long de ses joues.
Je me taisais à présent.
Elle pleurait en me regardant
dans les yeux, courageuse dans son chagrin. Je savais, bien sur que je le savais, mais j'avais trouvé le moyen d'oublier...
J’ai pensé tendre la main,
effacer les larmes, mais ce geste m’a paru déplacé. Et puis on n'efface pas les larmes. Alors je n’ai rien fait. Je
l’ai regardée pleurer, sans rien dire.
Ce matin, elle
m’a envoyé un SMS : « Oups, la
petite garce a oublié de mettre une culotte… »
Le message m’a pris par surprise. J’ai été saisi d’une bouffée d’images et de
sensations contraires. Pendant quelques minutes, j’ai joué avec le
téléphone, faisant disparaître puis réapparaître le message pour en distiller
le pouvoir érotique.
J’ai décidé de
ne pas répondre.
Vers midi, le
téléphone a de nouveau bipé et j'ai pu lire « Mes bas contiennent difficilement mon désir, mes
cuisses sont trempées »
A présent il est midi trente et je
roule vers elle.
Elle
m’attend à l'endroit que je lui ai fixé. Elle a assorti sa tenue à son humeur... une jupe écarlate, un cache-cœur de même couleur enserrant sa taille de plusieurs
tours (« c'est pour
m’empêcher de me déshabiller trop facilement, tu comprends ? ») et une fausse queue de cheval rousse qui répond au henné de ses
cheveux et lui fouette les reins.
Elle monte dans la
voiture, je mets le cap vers cet hôtel particulier qui accueille
si libéralement nos étreintes clandestines. Un quart d’heure plus tard la voiture
descend la rampe d’accès du parking souterrain voisin. Je coupe le contact.
Dans un silence de
bêtes en chasse, nous nous attrapons violemment la bouche. Une morsure. Une
envie de sang. Les mains agitées de spasmes. Corps. Peau. Sexe.
Elle est déjà à
ma braguette, griffant le tissu comme un animal fouaille la terre. Bouton qui
saute, mâchoires de métal soudain édentées.
Ma chair gonflée
répandue dans sa bouche. Entre ses lèvres. Sur sa langue. Tête renversée contre
l’appuie-tête. Soupir comme un râle. Prendre son visage entre mes mains, guider
ma queue vers sa gorge.
J'entr'ouvre les yeux. Talons tap tap tap. Une femme approche dans le parking. Collier de perles, pull cachemire, sacs à provisions. Je m'arrache à sa
bouche. « Attends ! ». Je remets le contact, moteur qui gronde en
écho entre les murs. J'enclenche la marche arrière, première, coups de
volant. Elle, poussée contre la portière, les yeux un peu fous, la jupe
en haut des cuisses. Les pneus crissent sur le béton peint.
Là.
Une camionnette, le
mur, et entre les deux un emplacement sombre.
Il y a un dieu pour les
amants.
Je manœuvre la
voiture pour la tapir dans l’encoignure.
Je subis une attaque d’une violence inouïe. Le dossier craque sous la poussée du corps de cinquante-cinq kilos lancé sur
moi en balistique.
Ne plus avoir assez de mains. De bouches. De muscles. Etre partout. Haleter
sous l’ivresse. Ma main qui agrippe son cou, ma bouche qui boit à la sienne.
Qui mange à sa chair. Ses doigts verrouillés à ma queue palpitante comme
au seul point fixe de ce bateau en déroute.
J’entreprends de délivrer son corps de son bustier comme si c’était la dernière chose que j'allais faire de ma vie. Un tour, deux tours, trois pour enfin libérer ses seins blancs
fardés de rose. Lécher, sucer, les englober d’une bouche vorace et très vite se
repaître de la douceur de sa chair intime parfaitement lisse, laper à l’orée de
ses cuisses, résister à l’envie animale de mordre violemment la chair si tendre, maintenir
de mes mains ses hanches qui s’élancent vers ma bouche à en faire craquer mon cou.
Jeter un œil, constater que les vitres sont déjà opaques de la vapeur de nos deux
corps chauffés à blanc. Remercier la physique.
Se contorsionner pour qu’elle finisse d'ôter mon pantalon, basculer le dossier en arrière, la sentir enfin sur moi et oublier tout, tout à part ma chair
gonflée au fond de sa chair dilatée, à part ses gémissements dans l’air
raréfié, à part mes dents dans son bras et ses griffes sur ma poitrine
lacérée.
Je suis une machine dans la machine, piston humain dans un univers mécanique, elle
va jouir très vite, je plaque ma main sur sa bouche et endure sa morsure.
Elle s’arrache de mon sexe, elle s’extirpe de sa jupe, j’ôte les
boutons de ma chemise pour me rendre compte qu’elle a l’air d’avoir été portée
sous la douche -à quoi je vais ressembler en rentrant au bureau ?- je
vois la sueur qui coule entre ses seins dans cet habitacle transformé en étuve,
je sens mes cheveux collés sur mon front, elle se retourne, coince son corps nu entre les
sièges baquets et m’intime de venir en elle.
Je transfuge du coté passager, je glisse mon membre dans sa fente, elle
dit « Non, encule-moi ! » Nous sommes tellement mouillés et de
tant de façons différentes que j’entre entre ses fesses sans hésiter, je vais
et viens en elle en m’appuyant sur les appuie-tête, la voiture oscille sur ses
roues, je vais desceller ses hanches de sa colonne vertébrale, encore, encore et
encore et au moment où je déverse mon sperme dans ses entrailles elle implose au contact simultané de ma queue et des coutures du cuir fauve qui mordent sa peau, d’un cri qui fait résonner le métal noir.
Dehors, dans le silence revenu, des familles passent avec les
courses du repas du soir dans le caddie.
Je m’extrais doucement, très doucement d’elle. Il n’y a pas un muscle qui ne me
fasse pas mal. Je l’aide à se redresser, à s’asseoir enfin, elle est tétanisée.
Les sièges sont glissants de stupre, nos visages sont noyés de sueur et de nos
fluides, nos poumons happent les dernières molécules d’air vicié. Des gouttes d'eau glissent le long des vitres et dessinent des barreaux sur la buée.
Hagards, incrédules, nous nous regardons avec encore une trace de folie dans
les yeux. Il va s’écouler de longues, de très longues minutes avant que nous ne puissions
même bouger.
Dans cette souffrance aigüe qui me tord les tripes et
me déchire le cœur.
Il serait long d’expliquer les derniers jours, très long.
Long d’expliquer comment ces longs mois de doutes muets, d’abandon, de respect mal compris et finalement mal vécu de
part et d’autre ont fini, combinés à un usage malheureux de la chimie, par se concrétiser en une boule dure et glacée,
étoile noire qui a tout attiré dans sa masse avant que d’exploser à l'intérieur de moi. Violemment.
Kamikaze portant sa propre ceinture d’explosif, je me
suis déchiqueté le premier.
Le souffle a arraché la peau qui recouvrait mes yeux.
La lumière a brulé ma rétine décillée, a accentué encore la
douleur.
Il a fallu accepter de voir, de regarder en face.
Il a fallu accepter de dire, et d’entendre.
Il a fallu voir le changement de l’autre.
Il a fallu accepter de se mettre à nu quand elle se tenait devant moi en
armure.
J'ai gardé les yeux ouverts pendant que se répandait le souffle brûlant, et les garde désormais.
Je continue à détruire l’illusion que je me suis construite, consciencieusement.
Je me confronte méthodiquement à la souffrance, comme une
brûlure d’acide à l’intérieur du corps.
Deux jours passés allongés sous des piles de vêtements et de couvertures. Peau presque en ébullition, couverte d'une pellicule de sueur. Os glacés au plus profond. Les dominos continuent leur chute dans ma tête. Semaine après semaine. Les derniers à tomber ont enfoncé la dernière cloison. Le mur porteur de ce que je suis. Le vide dans mon ventre s'agrandit, entraînant tout dans sa folle gravité. Je suis une enveloppe de chair, un squelette qui tient debout par le plus grand des hasards. Je suis un vaisseau en mouvement sur son erre, un automate qui sourit. Au fond de mon corps, je sombre. Irrémédiablement.
Je n'oublierai jamais ce moment où, me retirant d'elle après que nous ayons joui ensemble, j'avais trouvé un morceau de latex collé sur le bout de ma verge.
Je n'avais rien dit. Je l'avais prise dans mes bras comme je le faisais ordinairement, je l'avais laissée me parler comme elle le faisait toujours. J'avais écouté, souris, j'avais regardé les photos qu'elle me montrait et dont elle était fière. En tenant le bout de préservatif entre mes doigts.
Puis je lui avais montré.
L'explication qu'elle avait trouvée pour justifier la présence de ce lambeau oublié au fond d'elle avait été abracadabrantesque mais elle l'avait élaborée en quelques instants, prenant juste un petit temps de création, celui d'un préambule, "j'ai honte de vous en dire la raison".
Je connaissais bien la manoeuvre, mes plus gros mensonges avaient toujours commencé par "Tu ne vas jamais me croire..." ; comme cette fois où une femme m'avait demandé pourquoi le moteur de recherche de mon ordinateur affichait "hôtel pour couples illégitimes" quand elle commençait à taper "hôtel pour week-end en amoureux"...
En rougissant incroyablement elle avait brodé une petite merveille de mensonge, réussissant à la fois à me faire culpabiliser et à détourner ma suspicion, un peu. Intérieurement j'avais applaudi l'artiste.
Mais plus que tout, j'avais admiré la femme, l'amoureuse.
Celle qui m'avait prévenu depuis des mois qu'elle ne se satisfaisait plus de notre vie en pointillés, celle qui me disait que je laissais beaucoup trop de place aux autres hommes et qui finalement, confrontée à cette révélation incroyablement triviale, faiblissait.
Je ne l'ai pas moins aimée pour autant.
La douleur de l'imaginer en train de jouir d'un autre corps que le mien s'effaçait doucement face à ce choix de ne pas me faire souffrir, face à ce souci de me protéger - dans tous les sens du terme.
Face également à cette preuve d'amour supplémentaire de la part de celle qui, avant moi, n'avait jamais pris la peine de mentir aux hommes à qui elle était infidèle...
Il est quatorze heures trente et il devrait y avoir de la lumière.
Au lieu de cela il y a cette lampe allumée sur la table de nuit
et dans cet appartement habituellement clair, des zones d'obscurité qui ont pris leurs aises.
Dans le coin du canapé, au-dessus de
l’accoudoir. Entre la commode et le valet de monsieur, à l’angle de la
bibliothèque et de la porte du salon. Et là encore, derrière les enceintes de la hi-fi.
Des voiles d'un gris un peu sale, comme de la fumée de cigarette ou des toiles
d’araignée.
Il est quinze heures et le clocher de l’église sonne quinze.
Alors on s’approche du coin du canapé, de la commode et du valet de monsieur. On
s’avance vers l’angle de la bibliothèque. On affronte l’entrée du salon et on
voit que l'ampoule électrique écarte bien les zones de gris. Comme la lampe de
chevet et son abat-jour à nid d'abeilles. Comme la télévision allumée.
Mais l'ampoule électrique s’éteint, comme la lampe de chevet. Comme l'écran de
télévision.
Il est quinze heures trente et la lumière qui sourd par la fenêtre est
couleur de toile d’araignée. Couleur de fumée. Les lampes sont toujours
allumées, ici, là, et là aussi. Comme les promesses d'un futur incertain.
Il est quinze heures trente et le clocher de l’église sonne et je ne compte plus.
Les ombres s’allongent et s’étirent sur les murs. Prennent leurs aises.
S’installent.
-
Il est vingt heures. Il devrait y avoir de la lumière.
Le velours de théâtre des
fauteuils aux boiseries dorées flambait dans la lumière de
l’après-midi. Elle a pris mon poignet et ma main a été comme un pendule dans la sienne. L'heure a tourné de plus en plus vite et des années se
sont écoulées, les ombres se sont allongées sur la table basse et les passants, les serveurs n’ont plus été que des formes grises. J’ai vu
défiler les secondes, les minutes, les heures, je me suis demandé combien de
temps il fallait observer avant d’agir. J’ai saisi le bout de ses doigts et les ai tenus comme des élytres
de scarabée jusqu’à ce qu’elle les abandonne entre les miens. J’ai touché la couleur
de sang séché sur ses ongles et son corps s’est
débattu. Je lui ai dit que ça n’avait pas
d’importance. J’ai parlé doucement car son visage pouvait s’effacer en
un souffle. J’ai effleuré ses doigts, j'ai tracé le contour de chaque phalange, j'ai caressé la pulpe tendre de son index, de son majeur, de son annulaire. J’ai senti
la chaleur qui avait fui sa main revenir dans ses veines. Elle a attrapé mes
doigts à son tour, elle les a caressés avec une douceur attentive, bouche entrouverte,
souffle retenu. Elle m’a demandé ce que nous faisions. Je n’ai rien répondu.
Nos doigts se sont enlacés sous nos regards croisés, elle a regardé mes yeux
sans ciller, je me suis penché vers son cou, j’ai respiré
l’odeur de sa peau. A l’abri de ses
cheveux j’ai frôlé sa joue. Elle a sursauté doucement, j’ai
éloigné mon visage en effleurant la commissure de ses lèvres. Nos bouches se sont rapprochées avec lenteur,
nos lèvres se sont touchées avec une patiente curiosité, troublées de leur
familiarité.
Dans ce salon avec cheminée qui flambe, la liste des professions des uns et des autres pourrait faire office de liste des membres du Rotary Club. Il y a là des médecins, des avocats, des chefs d'entreprises, des banquiers et même deux multi-millionnaires. Les enfants cools et souriants semblent sortir d'un dessin de Norman Rockell, Nintendo DS et Messenger en plus. Ca pourrait sentir les vins trop vieux et la nourriture trop riche, les femmes pourraient être emperlouzées et les hommes un peu gras. ll pourrait y avoir le Figaro Magazine sous la table du salon et ça
pourrait parler des dernières prises de position de Laurence Parizot. Et je pourrais en ricaner, sauf qu'au lieu de ça tout le monde s'amuse vraiment et que moi aussi je suis sur la photo. Je suis assis sur l'accoudoir d'un des canapés en costume Dolce & Gabbana noir, cravate Thierry Mugler, chemise Pink blanche à poignets mousquetaires et chaussures Testoni. Je souris parce que le maître de maison est en train de faire le pitre en présentant les amis de longue date aux nouveaux venus et que tout le monde rit aux éclats. Le champagne ne provient pas d'une grande maison au nom ronflant, il est juste très bon. Tout à l'heure les hommes se coupaient les mains en ouvrant les bourriches d'huîtres apportées de Bretagne, et celui-là dont le métier est d'acheter des banques mitonnait avec amour l'agneau de sept heures que l'on dégustera tout à l'heure. Un panoramique sur l'assistance permet de se rendre compte que les origines ethniques des uns et des autres
couvrent toutes les parties du globe, de l'Asie aux deux Amériques et de
l'Europe à l'Afrique. Les femmes ont des métiers à responsabilités et elles sont souvent jolies. Les hommes ne sont pas encore ventripotents et pas prétentieux pour deux sous, car personne ici n'est né favorisé. Pas de
noms de grandes familles, pas de rente de situation. Dans ce groupe d'amis, on a perdu de l'argent en 2008. Parfois beaucoup. Mais on n'a pas perdu son sens de l'humour et dans les yeux il y a le plaisir manifeste d'être ensemble. Plus tard dans la soirée tout le monde massacrera des chansons en karaoké et dansera sur Laurent Garnier et Layo, les Ting Tings et Gabriella Cimli. Encore plus tard, la longue expert-comptable dont le mari est monté se coucher viendra planter ses yeux dans les miens et ondulera sur la musique en rivant ses fesses à mon pubis. Vers l'aube, la psychiatre sportive exigera que je la fasse danser en me glissant à l'oreille qu'elle n'a jamais mangé aucun homme, et l'intonation de sa voix me laissera penser qu'à défaut elle a dû en goûter un certain nombre... Le lendemain la grande maison retentira des rires des enfants autour de la table du brunch. Les patrons de société manieront le balai avec ardeur pour évacuer les kilos de cotillons tandis que l'avocat et le cardiologue démonteront la sono et les éclairages. La nouvelle année commencera bien, très bien même. Et chacun ici en profitera d'autant plus qu'il sera, peut-être, ruiné à la fin de l'année.